- Levi… Allez chéri, sors de là-dessous… Allez mon poussin, s’il te plaît…

Trois heures. TROIS HEURES ! Sans rire, cela fait déjà cent quatre-vingt longues et pénibles minutes qu’Irina Tymochenko était affalée sur le sol de sa chambre, implorant, ordonnant, appelant, suppliant son fils de bien vouloir quitter son nouveau refuge. Vraiment, cet enfant la rendrait dingue ! Un jour, elle allait réellement finir par craquer, ce n’était pas possible autrement. Et ce parquet, mon Dieu, elle ne voulait plus le voir ! Dès que Lev daignerait enfin sortir de sous son lit, promis, elle le ferait arracher : pour y avoir passer plus de deux heures accroupie ou la joue collée au bois, elle en était complètement dégoûtée. D’autant plus que, dans la foulée, elle avait récolté quelques belles échardes. Ah ! Maudit parquet ! Maudit parquet et maudit gamin ! Qu’avait-il encore cette fois-ci ? Un cancer ? Une tumeur ? Le S.I.D.A ? Ça n’était plus vivable, franchement !

- Allez Lev, sois gentil, écoute maman.
- Non !
- Chéri, sors de là, s’il te plaît…
- Non !

Excédée par le comportement puéril de son fils, Irina laissa échapper un profond soupir. Silencieuse et préoccupée, elle resta encore immobile quelques minutes supplémentaires, attentant, espérant en vain, avant lâcher un nouveau soupir las en se redressant lentement, une grimace au coin de lèvres. Bon sang… ces fantaisies, ce n’était plus de son âge ! Et qu’est-ce qu’elle avait mal au dos, maintenant ! Pourquoi diable son fils lui infligeait-il cela ? Était-elle une si mauvaise mère... ? Enfant, quand Lev avait commencé ses simagrées, Irina avait tenté de se rassurer : avec le temps et la maturité, ça lui passerait. Pour ne plus y penser, elle avait décidé de mettre les comportements étranges de son fils sur le compte de « l’absence paternelle » – inévitablement, ce point de repère masculin dans leur petite famille devait manquer à Lev et le perturber ! Il avait ensuite suffit d’un : « Mais oui ! Bien entendu que ça lui passera ! » de la part de sa mère et le problème avait rapidement été réglé, oublié... Seulement voilà, avec l’âge, les « crises » de Lev n’avait absolument pas disparues, et c’était même l’effet inverse qui s’était produit : plus il grandissait et pire cela devenait ! Avec la puberté en prime, Lev devenait absolument impossible et sa pauvre mère ne savait plus comment gérer ses angoisses. Pire, elle ne voulait plus gérer ça ; elle ne voulait même plus en entendre parler !

- Bon… Chéri, je vais appeler mamy, d’accord ? Il faudra sortir lui dire bonjour… d’accord, Levi… ?
- Non ! Non ! ET NON !

Bon Dieu, heureusement que la grand-mère en question habitait dans le coin ! Sans ça, la pauvre Irina aurait certainement pété les plombs depuis longtemps ! En effet, Marina Alexeïeva était bien une des seules personnes à comprendre en tant soit peu son fils, ou du moins à savoir contrer ses crises d’angoisse. Elle avait le « truc » comme on dit ; un truc apparemment très efficace, car même elle, toute maman qu’elle était, n’arrivait plus à ramener l’enfant à la raison une fois celui-ci lancé. Elle admirait donc énormément sa mère, cette femme toujours si calme et philosophe face aux excentricités de son fils ; quand on savait qu’elle-même – la soi-disant « maman poule » du village ! – n’en pouvait plus, il y avait en effet de quoi être impressionné. Le petit truc « magique » qu’avait sa mère était pourtant d’une simplicité à en pleurer, mais Irina ne parvenait plus à faire la part des choses. En effet, contrairement à elle, Marina prenait toujours le problème avec humour, cherchant posément la faille chez son petit-fils. Irina n’arrivait plus à faire ça. Irina était fatiguée… Fatiguée de quoi ? Elle était épuisée à force de toujours s’inquiéter pour son fils, fatiguée de ne pas le comprendre, exténuée de devoir faire face seule aux racontars des voisins… Pourquoi diable Lev agissait-il comme cela ?! Ne pouvait-il pas être plus raisonnable, plus... normal... ? Voulait-il réellement lui gâcher la vie ? Elle ne savait plus quoi faire, vraiment, et chaque jour qui passait rendait Lev un peu plus infernal que la veille… Il lui fallait de l’aide ! Si seulement… Si seulement…

- Maman ? C’est moi. Oui… Oui… Et toi ? Hum. Ah, non. En fait, je t’appelais à cause de Lev… Non. Non, cette fois, il est allé s’enterrer sous mon lit. Non, il est trop lourd, je n’arrive pas à le déplacer toute seule… Non, il ne veut pas sortir. Non, j’ai déjà essayé. Non… Je ne sais plus quoi faire ! Ça fait déjà trois heures qu’il est là-dessous ! … Ok. D’accord, à toute de suite.

Nouveau soupir. Allez… Courage, plus que quelques petites minutes – le temps que sa mère arrive et tire Lev de sous le lit – et toute cette histoire serait enfin terminée. Elle pourrait enfin se reposer et souffler un peu… Oui, mais pour combien de temps… ? Depuis peu, la pauvre Irina avait commencé à y réfléchir sérieusement : le comportement de son fils n’était définitivement pas normal, il avait un problème et surtout, il avait besoin d’aide. De toute urgence. Et cette aide, elle ne viendrait certainement pas d’ici, car de toute façon, quoiqu’elle fasse, elle n’arrivait plus à l’atteindre ni à le raisonner. Elle ne savait pas exactement ce qui clochait dans leur relation – peut-être n’avait-elle pas assez de patience ? – mais une chose était sûre : ça ne marchait pas. Pas du tout même ! Sans compter qu’elle en avait plus qu’assez de devoir jouer quotidiennement à cache-cache avec son fils déjanté. En quelques années à peine, la situation s’était affreusement dégradée et aujourd’hui, celle-ci échappait totalement à son contrôle. De simplement nerveux, Lev était devenu un enfant angoissé. Puis, peu à peu, cette angoisse était devenue permanente, obsessionnelle… Aujourd’hui, il délirait, il s’inventait des maladies toujours plus graves, et ce qui n’avait alors été que de simples grippes ou des douleurs articulaires passagères, s’étaient transformés en maux toujours plus déchirants qui le faisaient se tordre, gémir et transpirer à grosses gouttes. Le médecin était pourtant clair sur ce point : Lev avait une santé de fer. En réalité, tout cela se passait dans sa tête : il était fermement convaincu de souffrir, alors il souffrait. Il en crevait de douleur, réellement, mais dans sa tête… Uniquement dans sa tête. Au début, évidemment, Irina l’avait cru : son fils semblait réellement souffrir ! Puis, au fil des rendez-vous répétés qu’elle avait pris chez le docteur du village, le doute avait commencé à pointer le bout de son nez, doucement : comment diable Lev pouvait-il souffrir autant, alors que les docteurs et les radiographies ne révélaient absolument rien de défectueux… ? La réponse – et par conséquent, le nœud du problème – avait été malheureusement très vite trouvée : un malade imaginaire. Lev, obsédé par le moindre petit signe que pourrait lui envoyer son corps, délirait complètement. Il n’avait rien, strictement rien ; tout se passait dans sa tête… Du coup, une fois le problème digéré et accepté, Irina avait pris une décision : agir. Il lui fallait agir. Vite. Il fallait rapidement faire quelque chose ou son fils finirait complètement fou !

- Irina ?
- Je suis en haut, maman !
- … Ah, tu es là. Et Lev… ?
- Là. En dessous…
- Ah…
- Oui… Alors mon poussin, tu te souviens de ce qu’on avait dit ? Mamy est là, viens un peu lui dire bonjour…

Face au long silence qui lui répondit, Irina laissa échapper un nouveau soupir, découragée. Sa mère préféra quant à elle opter pour une démonstration un peu plus optimiste et éclata de rire, tout en s’accroupissant lentement face au grand lit.

- Gamin… ?
- Humpf.
- Écoute, Lev, moi j’veux pas t’obliger ni rien, hein, mais je te dirai quand même une chose : tu sais, rester sous un lit, comme ça, c’est pas très sain. Y’a plein de poussière, de crasses et des bébêtes qu’on voit pas et si tu veux mon avis, et ben c’est pas génial de respirer tout ça. Alors tu fais comme tu veux, hein, mais si j’étais toi, j’me foutrais pas là-dessous pour bouder. Tu risquerais de te choper un truc louch… Ah ben tu vois, quand tu veux !
- C’est bien, Lev. Bravo mon chéri. Mais il ne faut plus recommencer, compris ?

Un sourire crispé, une main hésitante qui ébouriffe une masse de cheveux bruns. La décision est prise : ça ne peut plus durer. Demain à la première heure, Lev et sa mère seront en route pour Sainte Emily, cet établissement qui – il paraît – fait des merveilles pour ce qui est des esprits fous…